Olivier Donnat est sociologue au ministère de la culture. Il est un loup dans la bergerie, l'ennemi de l'intérieur, le gars qui casse le moral, fait tomber les illusions. Et les deux études qu'il vient de publier, sur le -livre et la musique, ne vont pas arranger sa réputation. Le problème est que ce qu'il écrit depuis trente ans est exact. Ce qu'il a prophétisé s'est vérifié. Ce qu'il annonce est inquiétant.
En spécialiste des pratiques -culturelles, il a montré que les milliards investis par l'Etat pour construire musées, opéras, théâtres, salles de spectacle ou -bibliothèques, n'ont servi qu'à un Français sur deux – aisé, diplômé, Parisien, issu d'un milieu cultivé. Ceux qui restent à la porte, souvent aux revenus modestes, s'en fichent ou pensent que cette -culture axée sur les traditionnels " beaux-arts " est déconnectée de leurs envies. Ce constat, on le lit dans l'enquête sur les pratiques culturelles des Français que le ministère publie tous les dix ans. Olivier Donnat a piloté celles de 1989, 1997 et 2008. La prochaine est pour 2019, qui se fera sans lui – il part à la retraite dans deux mois. Et devrait être tout autant déprimante. Car ce qu'a montré notre sociologue, c'est que le fossé se creuse. La construction frénétique de musées ou de théâtres en trente ans a provoqué une forte augmentation de la fréquentation, mais ce sont les aficionados qui y vont plusieurs fois, tandis que les ouvriers et jeunes de banlieue y vont moins. C'est dur à entendre, car l'Etat culturel s'est construit sur l'illusoire thèse du ruissellement : plus l'offre culturelle sera riche, plus elle sera partagée par tous. Aussi le ministère et les créateurs ont longtemps nié cette étude. " Il y a eu des tensions, se souvient Olivier Donnat. J'ai été vu comme un rabat-joie, on me disait que j'avais tort. " ContradictionAujourd'hui, cette dure réalité est acceptée puisque les cinq derniers ministres de la culture ont fait du combat pour la diversité des publics leur priorité. Mais -Olivier Donnat a montré que, dans les faits, rien n'a bougé. D'abord parce que ça se joue ailleurs, dans la cellule familiale, à l'école aussi – deux foyers d'inégalités. Mais un obstacle se trouve au sein même du ministère de la culture, armé pour soutenir son offre prestigieuse, très peu pour capter un public modeste. Olivier Donnat pointe aussi une contradiction : " Nos grands lieux culturels visent logiquement l'excellence. Sauf que l'excellence conduit à privilégier des créations exigeantes auxquelles les personnes les plus éloignées de la culture ne sont pas préparées. Parler à ces personnes est très compliqué. La Philharmonie de Paris y parvient en décloisonnant les genres musicaux. " Prenons le contre-pied. La France se doit d'avoir les meilleurs musées, opéras ou théâtres, tant mieux pour ceux qui aiment, et tant pis pour les autres. On ne va pas fermer ces lieux qui contribuent au prestige de la nation et dopent le tourisme. Et puis sans ces équipements, la situation -serait sans doute pire. Enfin, pourquoi vouloir qu'une pièce novatrice, un film expérimental et un art contemporain pointu plaisent à tous ? Sauf que cette offre est financée avec de l'argent public et qu'au moment où les fractures sociales n'ont jamais été aussi fortes, une telle posture est jugée élitiste et a du mal à passer. Ajoutons qu'il existait dans les années 1960 à 1980 un riche tissu culturel local (MJC, associations) qui, en trente ans, a été broyé sans que l'Etat bouge le petit doigt au motif qu'il n'est pas de son ressort, alors qu'en fait il le méprise. Ce réseau avait pourtant l'avantage d'offrir aux jeunes un premier contact avec la culture. En pot de départ, Olivier Donnat nous confie que le pire est à venir. Car les plus gros consommateurs de notre culture d'Etat sont les baby-boomers – ils ont du temps, de l'argent, lisent beaucoup, vont intensément au spectacle. Sauf qu'ils ont 60 ans et plus. " Dans dix ou vingt ans, ils ne seront plus là, et nos études montrent qu'ils ne seront pas remplacés ", dit Olivier Donnat, qui annonce un avenir noir pour le théâtre classique ou contemporain, les films français d'auteur ou la lecture de romans. Le numérique, dont les jeunes sont familiers, peut-il favoriser la démocratisation culturelle ? Eh bien non, répond Olivier Donnat avec ses ultimes études sur " l'évolution de la diversité consommée " dans le livre et la musique (à télécharger sur le site du ministère de la culture ou sur cairn.info). L'offre en livres et en musiques a pourtant considérablement augmenté en vingt-cinq ans. Mais les ventes baissent. Et puis, qui en profite ? " Le numérique, porté par les algorithmes et les réseaux sociaux, ouvre le goût de ceux qui ont une appétence à la culture, mais ferme le goût des autres, qui, par exemple, ne regardent que des films blockbusters ", explique Olivier Donnat, qui en conclut : " Le numérique produit les mêmes effets que les équipements proposés par l'Etat : ce sont les milieux aisés et cultivés qui en profitent. " Olivier Donnat prolonge la déprime en décryptant les ventes de livres et de musiques. Tout en haut, les heureux élus sont moins nombreux et à la qualité incertaine – best-sellers pour les livres, compilations pour les CD. Tout en bas, et c'est récent, le sociologue constate une hausse phénoménale de livres et musiques pointus, vendus à moins de 100 exemplaires ou à moins de 10 exemplaires. Et au milieu, il y a quoi ? Des paquets d'œuvres souvent de qualité, dont les ventes sont également en baisse, noyées dans la surproduction. Ces œuvres du " milieu " font penser aux films " du milieu ", ainsi nommés quand ils étaient fragilisés, coincés entre les blockbusters et les films marginaux. Les œuvres du milieu, qui définissent une " qualité française ", forment justement le cœur de cible du ministère de la culture. Elles seront demain les plus menacées. Déprimant, on vous dit.
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Stanislas Nordey : « L’Etat subventionne d’abord le spectateur »
Propos Recueillis Par F. Da. Nommé au printemps 2014 directeur du Théâtre national de Strasbourg (TNS), Stanislas Nordey a pris ses fonctions en septembre 2014. Son mandat actuel court jusqu’en septembre 2019, mais le ministère devrait annoncer rapidement son renouvellement, au vu de la reconnaissance dont fait l’objet son action à la tête de l’institution alsacienne. Pourquoi avoir choisi de ne pas commémorer les 50 ans du TNS, mais plutôt d’envisager l’avenir ? En octobre 2017, j’ai participé aux manifestations pour les 70 ans de la décentralisation théâtrale à Colmar, et j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose de funèbre et d’inquiétant dans ces célébrations. Je me suis dit qu’il serait sans doute plus enthousiasmant, aujourd’hui où nous souffrons dans nos métiers d’une absence de politique de l’Etat, de prospective, de se projeter dans l’avenir, et de le faire de manière collective. Et de se projeter à 50 ans, la même durée que celle qui est passée pour ce théâtre. Et puis 2068 résonne évidemment avec 1968, et son parfum d’utopie. Vous a-t-il a semblé nécessaire de mener cette réflexion de manière collective ? Oui, en compagnie du personnel du théâtre, des élèves de l’école du TNS, qui ont entre 18 et 25 ans et vont donc inventer le théâtre de demain, des artistes, des spectateurs et même des « non-spectateurs », ceux qui ne viennent pas au théâtre. J’avais envie de solliciter tout le monde sur une part de réel mais aussi d’imaginaire. L’enjeu, l’ambition, c’est d’inventer un outil qui ne serve pas uniquement au TNS, mais à l’ensemble du théâtre public. Que l’on apporte notre pierre à cette réflexion sur la décentralisation qu’il va falloir mener, et que cette première pierre soit posée par le seul théâtre national installé en région, il me semble que cela a un sens. Beaucoup de jeunes artistes de théâtre d’aujourd’hui semblent rejeter l’institution. Comment l’expliquez-vous ? En même temps, je sursaute quand j’entends les Julien Gosselin, Sylvain Creuzevault ou Caroline Guiela Nguyen dire qu’ils ne veulent pas de l’institution. Car ils en sont les enfants, ils ont été nourris par elle. J’ai donc plutôt envie de les pousser à être une force propositionnelle, qu’ils réfléchissent à la manière de faire évoluer ces outils. C’est important qu’ils se rendent compte du pouvoir qu’ils ont de faire avancer ces institutions inventées dans l’après-guerre. En quoi ces outils peuvent-ils être encore valides ? Jean-Pierre Vincent, qui a dirigé cette maison de 1975 à 1983, dit une chose que je trouve formidable : que tous ceux qui critiquent la décentralisation en affirmant un peu vite qu’elle s’est endormie oublient ce qu’était le théâtre en 1945. On reproche au théâtre aujourd’hui d’être principalement investi par les classes moyennes, et pas par les classes populaires. C’est un constat réel, mais on oublie qu’avant, les classes moyennes n’allaient pas dans le théâtre d’art. Ce qui s’est gagné dans ces cinquante ou soixante dernières années, c’est cela, et c’est quand même une victoire énorme. Ce système du théâtre public français est-il menacé ? Oui, c’est une évidence : il règne en ce moment une certaine illusion qui voudrait que l’on puisse accomplir le même travail dans un système privé, ce qui est tout simplement faux. On oublie souvent de dire que quand l’Etat subventionne la culture, il subventionne d’abord le spectateur, avant les artistes. Il faut donc être inventif, pour adapter ces outils précieux à l’évolution du monde. |
AuteurAlain Duclos Archives
Janvier 2019
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