L'INTERVENTION Comédie en cinq actes et en prose de Victor Hugo Ecrite en 1866, publiée en 1951. Aujourd'hui inclus dans le recueil Théâtre en liberté dont il ne faisait pas partie lors de l'édition originale en 1886. PERSONNAGES Edmond Gombert. Marcinelle, sa femme. Mademoiselle Eurydice. Le Baron de Gerpivrac. Une chambre mansardée. Mobilier très pauvre. À côté l'un de l'autre deux métiers, un métier à dentelle, et un outillage d'éventailliste. Quelques éventails ébauchés épars sur une table de bois blanc. Dentelles en train parmi les éventails. Deux chaises de paille. Une commode de bois blanc. Un placard dans le mur. Une petite fenêtre. Cheminée sans feu. — C'est l'été. Un lit de sangle dans un coin. Au fond une porte. À gauche une autre porte plus petite. Un pot à l'eau sur la cheminée.
EDMOND GOMBERT Fi, la jalouse ! MARCINELLE Fi, le jaloux! EDMOND GOMBERT Voyons. La paix. Embrasse-moi. MARCINELLE Non. EDMOND GOMBERT Tu ne m'aimes donc pas ? MARCINELLE Je t'adore. EDMOND GOMBERT Hé bien, alors ? MARCINELLE Je te déteste. EDMOND GOMBERT Pourquoi ? MARCINELLE Parce que je t'adore. EDMOND GOMBERT Marcinelle, veux-tu m'embrasser ? MARCINELLE Où est mon carton ? Je suis en retard. Il faut que j'aille porter mon ouvrage. EDMOND GOMBERT (Au moment où elle va prendre son carton, il lui saisit doucement le bras.) Promets-moi que tu ne me feras plus de scènes ? MARCINELLE Promets-moi que tu ne seras plus jamais bête. EDMOND GOMBERT Quel est le plus bête de l'homme jaloux ou de la femme jalouse ? MARCINELLE C'est toi. EDMOND GOMBERT Non, c'est la femme. MARCINELLE Je te dis que c'est toi qui es bête. EDMOND GOMBERT La femme jalouse a l'air d'avouer qu'elle n'est pas jolie. MARCINELLE Et l'homme jaloux avoue qu'il n'est pas spirituel. EDMOND GOMBERT C'est égal, tu es jolie, MARCINELLE. Tu l'es trop. MARCINELLE Et toi !... mais je ne veux pas te gâter. Je ne te dirai pas ce que je pense. Il ne faut jamais donner d'avantages aux hommes. Ils en abusent. Voyons. Es-tu toujours jaloux? EDMOND GOMBERT Oui. Et toi, es-tu toujours jalouse ? MARCINELLE Non. Mais que je te voie regarder une femme ! EDMOND GOMBERT Ah! Si nous n'étions pas pauvres, nous ne serions pas jaloux. MARCINELLE C'est vrai. Je sais bien que je ne suis pas affreuse, mais ma robe est laide. Tu vois des femmes mieux mises que moi, et cela m'inquiète. Je n'ai pas de quoi acheter toutes les choses nécessaires sans lesquelles une femme n'est pas une femme, les rubans, les chiffons, les fanfreluches, l'assaisonnement, quoi ! Je ne suis pas assez riche pour être jolie. Un manche à balai sur lequel il y a une robe de soie me fait concurrence, et j'ai peur de toutes les toilettes qui passent, et que tu peux voir. EDMOND GOMBERT Eh bien, et toi, qui regardes caracoler sur le boulevard des idiots en bottes vernies, crois-tu que cela m'amuse, moi homme en blouse ! Ces idiots sont jolis. MARCINELLE Ah! les autres femmes, quelles parures, quels équipages, quels tapages ! Comme on est facilement belle avec ces toilettes-là ! Comme elles prennent le mari et l'amant de leur prochaine. Ce ne sont que des poupées pourtant, et moi j'ai un cœur. EDMOND GOMBERT Oh ! je vois bien des désavantages, va ! tes mirliflores ont des gants blancs, et moi j'ai les mains noires du travail. Fainéants ! MARCINELLE Te rappelles-tu notre petite fille ? EDMOND GOMBERT Marcinelle ! — Ah ! c'est mon songe de tous les instants. MARCINELLE Quand elle jouait là, te la rappelles-tu ? EDMOND GOMBERT Avec sa petite robe blanche. MARCINELLE Que je savonnais moi-même. EDMOND GOMBERT Et dont tu avais fait les dentelles. MARCINELLE Elle essayait de parler. Comme elle nous faisait rire ! Au lieu de dire : bonjour, elle disait azor. Te rappelles-tu ? EDMOND GOMBERT Nous sommes bien pauvres, et pourtant avec sa robe blanche à dentelles, elle avait l'air d'une petite reine. Oh ! le croup ! MARCINELLE Elle n'avait que deux ans. EDMOND GOMBERT Deux ans. C'est une drôle de chose que le bon Dieu ne puisse pas prêter un ange plus longtemps que cela. MARCINELLE Chérubin, va ! — Tu sais bien ce placard ! (Elle montre un placard dans le mur.) EDMOND GOMBERT Eh bien ? MARCINELLE J'ai là sa petite robe. Veux-tu la voir? EDMOND GOMBERT Non. Je pleurerais. Et j'ai besoin de mes yeux pour travailler. — À l'ouvrage, allons. MARCINELLE Et moi, je vais reporter le mien en ville. Je pars avec mon carton. Ah ! on doit venir aujourd'hui chercher le châle de point de Bruxelles que j'avais à raccommoder, il est fini. C'est la femme de chambre qui l'a apporté, mais elle a dit que la dame viendrait peut-être le chercher elle-même. Si l'on vient, tu le remettras à la personne. Le voilà. (Elle tire de la commode un grand châle de dentelle et l'étale au dos d'une chaise. Edmond Gombert s'assoit à sa table de travail et se remet à peindre un éventail à demi ébauché.) Si l'on demande à payer tu recevras l'argent, il y a dix jours d'ouvrage, c'est dix francs. Et puis je m'en vas. Maintenant embrasse-moi. (Elle s'approche pour l'embrasser. Il la regarde.) EDMOND GOMBERT Où est-ce que tu vas ? MARCINELLE Porter mon ouvrage. EDMOND GOMBERT Mais où ? MARCINELLE Rue Duphot. Au grand magasin de blanc au coin du boulevard. EDMOND GOMBERT Tu vas encore passer par le boulevard ! MARCINELLE Par où veux-tu que je passe ? EDMOND GOMBERT Pas par là. MARCINELLE Pour aller sur le boulevard, il faut passer par le boulevard. EDMOND GOMBERT Je ne veux pas. C'est le chemin des Champs-Elysées et de la Porte Maillot. MARCINELLE Après ? EDMOND GOMBERT L'autre jour je t'ai suivie. Tu en as regardé un. MARCINELLE Un quoi ? EDMOND GOMBERT Un beau. MARCINELLE Un beau ? EDMOND GOMBERT Un de ces affreux beaux du Bois de Boulogne. Un escogriffe avec un petit carreau dans le coin de l'œil, un grand dadais à cheval avec une cravache et l'air d'une brute. Crétin ! Je t'en donnerai de la cravache, moi. Marcinelle, tu t'es arrêtée pour le regarder piaffer. MARCINELLE Piaffer qui ? l'homme ? EDMOND GOMBERT Non, le cheval. Tu es restée là plus de cinq minutes à admirer. Je t'ai vue. MARCINELLE En voilà, des choses. J'aime ça d'un homme qui passe sa vie à faire les yeux doux aux femmes du premier d'en face sur leur balcon. EDMOND GOMBERT Allons, bon ! encore une scène. MARCINELLE C'est vous qui la faites. EDMOND GOMBERT Non. C'est vous. MARCINELLE Des femmes qui ont des volants insensés. Quand je pense que je n'ai qu'un mauvais chapeau de paille cousue l'hiver comme l'été et que vous me refusez un pauvre petit bonnet à fleurs ! EDMOND GOMBERT Ce n'est pas moi qui refuse. C'est la pauvreté. MARCINELLE Il ne coûte que douze francs. EDMOND GOMBERT Je n'ai pas douze sous. MARCINELLE Avare ! EDMOND GOMBERT Coquette ! MARCINELLE Bien! voilà les injures à présent. Continuez. EDMOND GOMBERT, se levant de sa chaise. Tenez, je crois décidément que nous ne pouvons pas vivre ensemble. Nous avons eu tort de nous marier. Nous aurions mieux fait, moi de rester garçon, vous de rester fille. MARCINELLE Toujours vos mots blessants. Vous ne pouvez pas dire rester demoiselle ? Ah ! ces gens du peuple ! EDMOND GOMBERT Les bourgeois disent ça, une demoiselle. Moi je dis une fille. Je ne suis pas un bourgeois, moi. MARCINELLE Cela se voit. Je vous dis que vous parlez comme le peuple. EDMOND GOMBERT Cela tient à ce que j'en suis. Oui je suis du peuple et je m'en vante. Je pense comme le peuple et je parle comme le peuple. J'ai les bons bras du courage et j'ai le bon cœur de l'honnêteté. Quand est- ce donc qu'on en finira ? Je travaille, je ne m'épargne pas, et je ne peux pas parvenir à joindre les deux bouts. L'autre jour j'ai vu passer un général, tout chamarré, le poste a pris les armes, pourquoi lui rend-on des honneurs à celui-là ? Ils ne savent pas ce qu'ils disent à la Chambre. Ils ne vont pas au but. Je dois deux termes, moi. Vous gagnez quinze ou vingt sous par jour avec votre dentelle, vous vous brûlez les yeux, et moi trois francs avec mes éventails. Et il y a du chômage. Et il faut se fournir de la matière première. Voilà ma femme, je l'aime. Eh bien, je suis forcé de lui refuser un méchant chiffon de bonnet. MARCINELLE Parce que je serais jolie avec, parce qu'il y a des fleurs dessus, par jalousie. EDMOND GOMBERT Par misère. Nous n'avons à nous que ces meubles de quatre sous. Un grabat, quoi ! tout juste ce qu'il faut pour ne pas coucher par terre. Notre enfant est mort, parce que le médecin est venu tard. On ne se presse pas pour les pauvres gens. Ah ! le jour où je ferai de la politique, cela ira autrement. En attendant je suis pauvre, et je vois ma femme qui regarde les riches ! MARCINELLE Je vous dis que c'est vous. Une jupe de soie trotte dans la rue, un manteau de velours, un frou- frou de volants, un cachemire, une plume, vous tournez la tête. Et vous me querellez pour me donner le change. Toutes les femmes ont de quoi se mettre, moi pas. Je n'ai pas de chaussure aux pieds, des bottines usées qui vont prendre l'eau la première fois qu'il pleuvra. Ah ! je vous connais, allez. Parce qu'il y a des fleurs dessus, et que je serais jolie avec. C'est pour cela que vous me le refusez. Vous voulez que je sois laide. Cela vous plaît. Ah ! les idées fixes ! Et vous me suivez ! Vous venez de l'avouer. C'est vraiment pitoyable de penser qu'on suit une femme dans les rues parce qu'il peut arriver qu'elle s'arrête pour laisser passer des personnes qui sont à cheval, et que c'est le chemin du Bois de Boulogne. Avec cela que je serais flattée que des gens bien mis fissent attention à moi, fagotée comme je suis ! Car je suis fagotée. Sachez, monsieur, qu'on n'a pas besoin, parce qu'on est un homme du peuple, de laisser sortir son épouse habillée comme une misérable. Voyez cette robe. Est-ce que vous n'en êtes pas honteux? EDMOND GOMBERT Vous voudriez me voir honteux de votre robe de toile, et moi je voudrais vous voir fière de ma blouse. MARCINELLE Votre blouse ! qu'il vienne seulement ici une coquine dans du satin et je ne vous donne pas une heure pour être envieux des beaux habits des imbéciles ! Tenez, je m'en vais, ça finirait mal. EDMOND GOMBERT Jaloux, oui. Envieux, non. MARCINELLE Vous entendez, si l'on vient pour le châle de dentelle, vous le remettrez. — Ah! il faut pourtant que je déjeune avant de partir. Qu'y a-t-il à déjeuner ? (Elle ouvre le buffet. On y aperçoit un morceau de pain sur une planche.) — Ça! EDMOND GOMBERT Hé bien, du pain. (Il se rassied et se remet à son ouvrage. Marcinelle casse le pain, mord dans une moitié, et laisse l'autre.) MARCINELLE, tout en mangeant. Je vous laisse votre part. EDMOND GOMBERT Mangez tout. MARCINELLE Non. Et vous, il faut bien que vous mangiez. EDMOND GOMBERT Je n'ai pas faim. MARCINELLE Je pars. (S'approchant de lui.) Voulez-vous m'embrasser ? EDMOND GOMBERT Non. MARCINELLE Pourquoi? EDMOND GOMBERT Je n'ai pas faim, vous dis-je. MARCINELLE C'est bon. (Elle prend le carton et se dirige vers la petite porte. À part sur le seuil.) Toujours des querelles ! Pourtant je l'aime ! (Elle sort.) EDMOND GOMBERT, seul. Encore une scène, mon Dieu ! Nous ne pouvons pas sortir du malentendu qui est entre nous. Comment cela finira-t-il ? En viendrons-nous à nous séparer ? Je ne jurerais de rien. Nous avons l'air de ne pouvoir point faire ménage ensemble. Eh bien, si elle me quittait, je le sens, je ne pourrais pas vivre sans elle. L'âme partie, que reste-t-il ? Quelque chose qui meurt. Je serais ce quelque chose-là. (Il reprend son travail.) VOIX DE FEMME, chantant au dehors. (La voix se rapproche ce qui semble indiquer que la personne qui chante monte l'escalier.) La belle, si nous étiomes Dedans ce haut bois, La belle, si nous étiomes Dedans ce haut bois, Nouss' y mangeriomes Fort gaîment des noix. Nous en mangeriomes À notre loisir. Nique noc nac muche ! Belle, vous m'avez T'embarlifi — t'embarlificoté De votre beauté. La belle, si nous étiomes Dedans ce fourniau... EDMOND GOMBERT Qui est-ce qui monte là ? LA VOIX, reprenant. La belle, si nous étiomes Dedans ce fourniau Nouss' y mangeriomes Des p'tits pâtés chauds. Nous en mangeriomes À notre loisir. Nie noc nac muche ! Belle, vous m'avez Embarlifi — embarlificoté De votre beauté. EDMOND GOMBERT Une paysanne ? (On frappe un petit coup à la porte du fond.) Entrez. (La porte du fond s'ouvre, on aperçoit Mademoiselle Eurydice. Robe en yak nuance blonde, à montants de taffetas vert printemps, écharpe pareille très décolletée et tout du long, sur le devant de la robe, boutons de taffetas vert dans une agrafe de guipure. Ceinture de gros-grain vert, soutenant une aumônière de moire verte voilée de guipure. Casquette de paille blonde à plume blanche traversée d'une aile de perroquet. Elle tient un volumineux bouquet. Elle s'arrête sur le seuil de la porte et regarde l'intérieur de la mansarde.)
Scène II EDMOND GOMBERT, MADEMOISELLE EURYDICE. à part. Une duchesse pour le moins. (Il ôte son képi.) Qu'est-ce que c'est que cette dame ? En voilà une qui est belle. Je n'aime pas ces excès de beauté-là. — C'est comme une lumière brusque dans de la nuit. Cela blesse. Elle arrive mal au milieu de mes idées tristes. Elle doit se tromper de porte. Que peut-elle venir faire dans mon taudis ? MADEMOISELLE EURYDICE, entrant et regardant. Tiens, un nid. C'est charmant. Comme c'est pauvre ! On doit être heureux ici. (Elle s'arrête.) Cela me rappelle mon autrefois. Il y a ici une odeur honnête. Des chaises de paille, une table en bois blanc, un lit en bois blanc. Comme ça sent bon, le sapin ! EDMOND GOMBERT, à demi-voix, sombre. C'est en sapin qu'est faite la bière. MADEMOISELLE EURYDICE Des rideaux de calicot. Un pot de fleurs sur la fenêtre. Il faut prendre garde de se cogner la tête. Un miroir fêlé. C'est là le bonheur. (Se décidant à apercevoir Edmond Gombert.) Bonjour, monsieur. Qui êtes-vous? EDMOND GOMBERT Je suis chez moi, madame. MADEMOISELLE EURYDICE Je le vois bien. Mais qui êtes-vous ? EDMOND GOMBERT Un ouvrier. Et vous, madame ? MADEMOISELLE EURYDICE Vous êtes curieux. EDMOND GOMBERT, à part. Qu'elle est belle ! C'est l'entrée d'un éblouissement. Elle est trop belle ! Oh! ce grand monde. Je le hais. MADEMOISELLE EURYDICE, fredonnant. Nique, noc, nac, muche. (À Edmond Gombert.) Je viens chercher mon châle de dentelle. Est- il raccommodé? EDMOND GOMBERT Ah! c'est la personne au châle. — Le voici, madame. Il est prêt. — Quelle drôle de chanson elle chante ! Mais c'est égal, elle est bien jolie. Je ne sais pas ce que j'ai. MADEMOISELLE EURYDICE, à part. Tiens, il n'est pas mal, ce garçon-là. De grosses mains qui travaillent, un sarrau de coutil, il est beau tout de même. Il me plaît. Ça me reposerait de tous mes petits vicomtes qui sont si bêtes. Dans ma jeunesse, ô mon Dieu — voilà que j'ai tout à l'heure vingt-cinq ans — dans ma jeunesse j'ai été paysanne. Je remordrais bien dans le pain bis. (Haut, examinant le châle.) Il est supérieurement réparé, ce châle. C'est très bien fait. Je me connais dans ce travail-là. Madame Gandillot vient de retrouver le point de Venise. Elle fait ce qu'elle appelle le col-pèlerine Anne d'Autriche. Il ne se vendra pas, son col Anne d'Autriche. Quinze francs, c'est trop bon marché ; s'il coûtait deux cents francs, il ferait fureur. Au surplus, moi, j'aime autant le Binche que le Venise. Sur ce mon cher, je suis une quêteuse. Là, attrape ça. Le châle et ça, c'est ce qui m'amène. Je quête pour une œuvre de charité, un incendie. Je vais dans les greniers demander des sous. Où donc s'est-il fait déjà, mon incendie ? Je ne sais plus où, mais c'est un incendie. C'est arrivé. Voulez-vous me donner pour ma quête ? Il y a des femmes, des enfants sur le pavé, des tas de pauvres. L'an dernier j'ai quêté pour une inondation. Après l'eau, le feu. À propos, combien dois- je pour le châle? EDMOND GOMBERT Dix francs, madame. MADEMOISELLE EURYDICE Les voici. EDMOND GOMBERT Gardez-les pour vos pauvres qui sont sur le pavé. MADEMOISELLE EURYDICE, à part. Il est généreux. J'en serais folle, de cet homme-là. EDMOND GOMBERT, à part. Cette femme me trouble. Je sens quelque chose comme le bord d'un précipice. Ce n'est pas à ses pauvres que j'ai donné, c'est à ses yeux. MADEMOISELLE EURYDICE, considérant l'éventail auquel travaillait Gombert. Pourquoi mentez-vous ? EDMOND GOMBERT Moi, madame ! MADEMOISELLE EURYDICE Vous m'avez dit que vous étiez un ouvrier. EDMOND GOMBERT Eh bien! MADEMOISELLE EURYDICE Ce n'est pas vrai. Vous êtes un artiste. EDMOND GOMBERT Madame... (À part.) Décidément je ne voudrais pas parler souvent à une femme comme cela. MADEMOISELLE EURYDICE Vos éventails sont exquis. (À part.) Oh! si je pouvais revenir à l'amour honnête ! Ô mon passé! j'ai eu une chambre semblable. On est deux tourtereaux, on gazouille. Voilà l'homme qu'il me faudrait. (Elle regarde avec une sorte de contemplation la mansarde autour d'elle. Elle aperçoit un livre sur une planche.) Et vous lisez ? (Lisant le titre du livre.) Le Paradis perdu. EDMOND GOMBERT Oui, Milton. Connaissez-vous ce livre, le Paradis perdu ? MADEMOISELLE EURYDICE Je ne connais pas le livre, mais je vois la chose. (Elle regarde l'éventail auquel il travaille.) Cet éventail est un chef-d'œuvre. C'est du papier exprès, n'est-ce pas ? EDMOND GOMBERT Peau vélin chine. On peint également sur soie. MADEMOISELLE EURYDICE C'est vous qui peignez ces peintures-là? EDMOND GOMBERT Oui, madame. MADEMOISELLE EURYDICE Qu'est-ce que celui-là avec sa fourche ? EDMOND GOMBERT C'est Neptune. MADEMOISELLE EURYDICE Et ces petits-là ? Ce sont des anges ? EDMOND GOMBERT Ce sont des amours. MADEMOISELLE EURYDICE C'est la même chose. EDMOND GOMBERT À peu près. MADEMOISELLE EURYDICE Ça a des ailes. Ce qu'on appelle des anges à l'église, c'est ce qu'au théâtre on appelle les amours. Combien vendez-vous cet éventail ? EDMOND GOMBERT À vous je ne vends rien. MADEMOISELLE EURYDICE, à part. L'intrigant! Pour qu'on lui donne tout. EDMOND GOMBERT, l'admirant à part. C'est cela qui est la femme. Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 11 MADEMOISELLE EURYDICE Je veux l'acheter. Dites-moi le prix. EDMOND GOMBERT Une fleur de votre bouquet. MADEMOISELLE EURYDICE (À part.) Il est galant. Pommadez-lui les cheveux et mettez-lui un lorgnon, quelle différence y aura-t-il entre lui et un prince royal quelconque ? Il y aura cette différence que celui-ci est meilleur. (Haut.) Comment vous appelez-vous ? EDMOND GOMBERT Gombert. MADEMOISELLE EURYDICE Pas ce nom-là. Vous avez un petit nom. On ne dit jamais à une femme que son petit nom. EDMOND GOMBERT Edmond. MADEMOISELLE EURYDICE Moi, je m'appelle Eurydice. Edmond, à la bonne heure. EDMOND GOMBERT Madame... MADEMOISELLE EURYDICE Je ne suis pas madame. EDMOND GOMBERT Mademoiselle.. MADEMOISELLE EURYDICE Je ne suis pas mademoiselle. EDMOND GOMBERT Alors quoi ? MADEMOISELLE EURYDICE Alors quoi ? Eurydice. En a-t-il de l'épaisseur ce garçon! Eurydice, c'est pourtant transparent, je crois. Appelez-moi Eurydice. (Apercevant le métier à dentelle.) Qu'est-ce que c'est que ce métier- là? EDMOND GOMBERT Ce métier-là?... MADEMOISELLE EURYDICE Je veux que vous me disiez ce que c'est que ce métier-là. Tiens, suis-je folle! Puisque c'est ici que j'ai fait raccommoder mon châle. C'est le métier à dentelle, je sais bien. Mais je ne sais plus ce que je dis. Je bisque. C'est quelqu'un ce métier. Il a l'air de nous examiner. EDMOND GOMBERT, à part. Je ne voudrais pas que cela durât encore longtemps. J'ai du plaisir à voir cette femme. Tant de plaisir que je souffre ! C'est comme ces fleurs terribles dont le parfum tue. MADEMOISELLE EURYDICE, à part. Je suis jalouse de ce métier. C'est une femme ce métier-là. Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 12 EDMOND GOMBERT Madame... MADEMOISELLE EURYDICE, l'œil fixé sur le métier. C'est une femme aimée. EDMOND GOMBERT Madame... MADEMOISELLE EURYDICE Et vertueuse. EDMOND GOMBERT Mademoiselle... MADEMOISELLE EURYDICE Oh ! j'en suis jalouse. (Haut.) Je vous ai dit de m'appeler Eurydice. Edmond, voulez-vous mon bouquet? EDMOND GOMBERT Votre bouquet ! MADEMOISELLE EURYDICE Je vous le donne. Tenez. EDMOND GOMBERT Oh ! Je le conserverai toute ma vie ! (Il le presse sur son cœur et le met dans le pot à eau.) MADEMOISELLE EURYDICE Comme il est drôle ! Il le met dans de l'eau. Bon naïf, va ! (Elle rit.) EDMOND GOMBERT Est-ce que j'ai fait une bêtise ? MADEMOISELLE EURYDICE Non. Vous êtes gentil. (Elle lui donne une tape sur la joue.) EDMOND GOMBERT, à part. Le fait est que, si je faisais le malheur de devenir amoureux de cette dame-là, cet amour en moi, cela ressemblerait assez à ce bouquet dans cette cruche. Elle doit me prendre pour un imbécile. Il faut pourtant que je lui prouve un peu qu'on est un ouvrier de Paris et qu'on sait se servir de sa langue française. Parbleu, j'ai bien parlé au club de la rue de Charonne. (Haut.) Je... Voyez-vous, madame... la première fois qu'il y a eu du bruit dans la rue... non, ce n'est pas ça que je veux dire... voilà, il y a des choses. Pourtant ce ne serait pas moi qui... vous comprenez, mademoiselle. MADEMOISELLE EURYDICE Vous êtes un bon garçon. Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 13 EDMOND GOMBERT (Écoutant à la petite porte par où Marcinelle est sortie.) Ah! mon Dieu, j'entends qu'on monte. Ce doit être ma femme. Je me sauve. (À part.) Tiens, voilà que j'ai peur de ma femme à présent. (Haut à Eurydice.) C'est ma femme. Qui revient. Elle est un peu jalouse. Si elle me trouve avec vous, elle me fera une scène. Je m'en vais pour un moment. Je reviendrai. Si elle s'étonne de vous voir là, dites-lui que vous avez trouvé la clef à la porte, que vous êtes entrée, ce que vous voudrez, que vous venez pour le châle. (Il sort par la porte du fond.) EURYDICE, seule. Sa femme. Ce mot dans sa bouche me déplaît. Il n'a pas dit mon épouse. C'est une maîtresse. Bah ! une maîtresse chasse l'autre. — C'est singulier, j'entendais l'autre jour auThéâtre-Français dans une tragédie un vers sur moi. J'aspire à descendre. (Rêvant.) À remonter peut-être. (La petite porte s'ouvre. Entre Marcinelle.) Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 14 MARCINELLE, Scène III MADEMOISELLE EURYDICE, MARCINELLE. sans voir Mademoiselle Eurydice. (Elle entre, pose son carton sur la table, et aperçoit le bouquet. Elle y court.) Un bouquet ! qu'est-ce que ce bouquet-là ? (Elle le prend et le jette à terre et le pousse du pied, puis prend le balai et le balaie au fond de la chambre.) C'est fort. Il achète des bouquets pour les femmes du balcon d'en face. C'est clair ! et avec quel argent ? Il n'a pas d'argent pour moi. Oh! je me vengerai! (Apercevant Mademoiselle Eurydice.) Quelle est cette Madame? Qu'est-ce qu'elle fait là? (Haut.) Comment êtes-vous là, mademoiselle ? MADEMOISELLE EURYDICE Pardon, madame, je viens pour le châle de dentelle. J'arrive. MARCINELLE Ah ! le châle. Le voilà. C'est dix francs. Est-ce qu'il n'y avait personne ici ? Est-ce que vous n'avez pas trouvé quelqu'un ? MADEMOISELLE EURYDICE J'ai trouvé la clef à la porte, je suis entrée. Je viens d'entrer. MARCINELLE, à part. Sorti. Où est-il allé ? et le bouquet ! il faudra que cela s'explique. Oh! il doit y avoir pour une femme des moyens de faire repentir un homme, je saurai les trouver. C'est bon. Ce sera sa faute (Considérant Mademoiselle Eurydice qui, pour se donner une contenance, semble absorbée dans l'examen du châle raccommodé.) À la bonne heure, voilà une toilette. C'est ce que j'appelle être habillée. Le moyen qu'une femme ne soit pas jolie! Est-elle jolie celle-là ! (Haut.) Madame est-elle satisfaite des réparations ? MADEMOISELLE EURYDICE (À part.) Qu'elle est belle dans sa robe de toile. (Haut.) Je les admirais. C'est merveilleusement fait. (Elle regarde fixement Marcinelle.) Tiens, c'est toi ! MARCINELLE Madame... MADEMOISELLE EURYDICE Tu es Marcinelle ! MARCINELLE Marcinelle. Oui. MADEMOISELLE EURYDICE Marcinelle Barvin. Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 15 MARCINELLE Vous me connaissez ? MADEMOISELLE EURYDICE Du lieu les Hupriaux, près Valenciennes. MARCINELLE C'est mon pays. MADEMOISELLE EURYDICE Parbleu ! MARCINELLE Je ne comprends pas... MADEMOISELLE EURYDICE, la regardant entre deux yeux. La Gros-Jeanne ! MARCINELLE Madame... MADEMOISELLE EURYDICE Je suis la Gros-Jeanne. Tu ne reconnais pas la Gros-Jeanne ? J'en suis des Hupriaux. MARCINELLE Madame... MADEMOISELLE EURYDICE Comment ! tu ne reconnais pas la Gros-Jeanne qui allait pieds nus quand il pleuvait, avec ses sabots à la main pour ne pas les user! MARCINELLE Pas possible. Vous ! MADEMOISELLE EURYDICE Moi. MARCINELLE Toi ! MADEMOISELLE EURYDICE Moi. MARCINELLE Je vous demande pardon, madame, mais c'est que vous m'avez parlé comme quelqu'un qui me connaîtrait. MADEMOISELLE EURYDICE Mais tutoie-moi donc ! C'est parce que j'ai l'air riche que tu me fais affront. Je te fais l'effet d'être heureuse. C'est ça, on ne reconnaît pas ses amis dans le bonheur. — Cette dentelle-là, si j'avais voulu, je l'aurais raccommodée moi-même. Tout aussi bien que toi. J'en suis, du métier. Parbleu, on met le patron derrière la rangée d'épingles ; on ne travaille jamais que quatre fuseaux à la fois ; s'il arrive qu'on en prenne huit, on les travaille deux à deux, ce qui fait quatre doubles ; on prend les fuseaux dans le tas à droite, on les porte au milieu, on les jette à gauche, on les tord, et l'on continue jusqu'aux deux derniers, en piquant une épingle à chaque point. Autre travail pour le réseau, autre travail pour la bride, autre travail pour la fleur. Pour la Malines, passé l'âge de sept ans on ne peut plus apprendre, on a les doigts trop gros. Dire qu'on passe quelquefois des quinze mois, des vingt mois sur une pièce! On vous donne un poids de fil et il faut rapporter le même poids de dentelle. Quand on pense qu'il y a du fil depuis cent francs jusqu'à dix-huit cents francs ! Je savais aussi faire le point d'Alençon ; pour celui-là il faut la pince à épiler. Et il y a le tracé, le Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 16 rempli, la couchure, la bouclure, le point gaze, le levage, l'assemblage, le régalage, l'affiquage. Te rappelles-tu notre curé ? Comme il était farce ! On l'entendait qui toussait pendant la messe et qui disait : «J'aurais mieux fait de rester dans mon lit à soigner mon asthme. » C'était un bonhomme plein d'amitié. T'a-t-il pris le menton à toi ? Il y a d'autres points encore, le mignon, la broche, les picots, est-ce que je sais, suivant le goût du fabricant. Comme c'était amusant la ducasse, et les querelles des processions à la Fête-Dieu, quand celle des Hupriaux rencontrait celle des Quiévrain sur la grand route de Paris, et que les deux processions se battaient à coups de bannières ! MARCINELLE C'est vrai que c'est la Gros-Jeanne ! MADEMOISELLE EURYDICE Tu y consens donc ! C'est heureux. Papa, maman, je suis reconnue. On veut bien de moi. MARCINELLE Qu'est-ce que tu es venue faire à Paris ? MADEMOISELLE EURYDICE C'est bien simple. Je suis venue gagner cinquante mille francs par an. MARCINELLE La Gros-Jeanne ! mise comme la duchesse de Berry, en voilà une catastrophe ! Qu'est-ce qu'il t'est donc arrivé ? MADEMOISELLE EURYDICE Rien. Je gagne par an cinquante mille francs. MARCINELLE À quoi faire ? MADEMOISELLE EURYDICE À chanter. MARCINELLE À chanter quoi? MADEMOISELLE EURYDICE Des chansons. MARCINELLE Quelles chansons? MADEMOISELLE EURYDICE Nos chansons. MARCINELLE Bah ! MADEMOISELLE EURYDICE Et à danser. MARCINELLE À danser quoi ? MADEMOISELLE EURYDICE Des danses. MARCINELLE Quelles danses ? MADEMOISELLE EURYDICE Nos danses. Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 17 MARCINELLE C'est pour rire ce que tu dis là. MADEMOISELLE EURYDICE À coup sûr, ce n'est pas pour pleurer. MARCINELLE Nos danses de paysans ! Nos chansons de paysans ! MADEMOISELLE EURYDICE, chantant. La belle, si nous étiomes Dedans u' vivier, La belle, si nous étiomes Dedans u' vivier, Nous y mettriomes Des p'tits canards nager. Nous y mettriomes Des p'tits canards nager. Nous en mettriomes À notre loisir. Nique noc nac muche ! Belle, vous m'avez T'embarlifi, t'embarlificoté De votre beauté. (Elle danse un passe-pied, puis reprend.) La belle, si nous étiomes Dedans u' jardin, La belle, si nous étiomes Dedans u' jardin, Nous y chantriomes Soire et matin, Nous j chantriomes À notre loisir. Nie nac noc muche ! Belle, vous m'avez T'embarlifi... t'embarlificoté De votre beauté. (Elle danse un passe-pied.) Ça vaut cent cinquante francs ce que je viens de faire-là. Cinquante mille francs par an. MARCINELLE Cinquante mille francs ! MADEMOISELLE EURYDICE Par an. Je suis chanteuse-danseuse au théâtre Orphée. On m'appelle Eurydice. Je fais frénésie dans le grand monde. Je montre mes bourrées, mes passe-pieds et mes gigues. J'enseigne aux belles dames mes belles manières. Je donne des leçons de coups de talon à celles qui aiment le genre allemand, et des leçons de coups de hanche à celles qui aiment le genre espagnol. Les coups de hanche c'est gai ; les coups de talon c'est mélancolique. Tu sais le Tyrol, coups de talons la la la hou! Se déhancher, cela n'est pas donné à tout le monde. MARCINELLE, regardant par la fenêtre. Tu es venue dans cet équipage-là? Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 18 MADEMOISELLE EURYDICE Oui. MARCINELLE Tu as là une jolie voiture. MADEMOISELLE EURYDICE Elle n'est pas à moi ; mais la veux-tu ? MARCINELLE Comme tu es drôle ! Je ne comprends pas. MADEMOISELLE EURYDICE C'est un huit-ressorts. Il est au petit baron qui est dedans, qui m'a amenée, que tu peux voir assis sur le devant, qui m'attend, qui lit les petites affiches, qui est le petit-fils d'un général tué à Wagram. J'ai un huit-ressorts à moi encore plus chou que le sien. Mais veux-tu cette voiture-ci ? MARCINELLE Je ne comprends pas. MADEMOISELLE EURYDICE Pour commencer, tu peux te contenter de cette voiture-là. La veux-tu? MARCINELLE C'est une charade que tu me proposes là. Si je veux cette voiture?... MADEMOISELLE EURYDICE Oui, n'est-ce pas? Attends. (Elle se penche à la fenêtre.) Psitt ! — Monte, baron. (À Marcinelle.) Il est très bien. C'est le petit-fils d'un général qui a été tué... où donc déjà? MARCINELLE Cinquante mille francs. MADEMOISELLE EURYDICE Tu les gagneras quand tu voudras. MARCINELLE Comment cela? MADEMOISELLE EURYDICE Avec mon répertoire. Tu le sais par cœur. Tu n'as pas oublié nos chansons ? Tu n'as pas oublié nos danses ? MARCINELLE De village ? MADEMOISELLE EURYDICE Sans doute. Danse-les. MARCINELLE, l'œil fixé sur le petit placard. Je ne danse plus. MADEMOISELLE EURYDICE Chante-les. MARCINELLE Je ne chante plus. Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 19 MADEMOISELLE EURYDICE Fais-moi donc le plaisir de mettre un peu ce châle que je voie comment il fait. (Elle ôte à Marcinelle son paletot de toile sons lequel Marcinelle est décolletée. Elle lui jette le châle sur les épaules. Le châle, très ample, couvre entièrement la robe.) Sais-tu que cela te va fort bien, les châles de dentelles? (Marcinelle s'admirant dans le miroir.) Celui-ci est une bagatelle. Il ne coûte que douze cents francs. (À part.) Elle est vraiment très belle. En voilà une qui n'a pas besoin d'un corset de Monsieur Worth (Montrant le miroir.) Tu te regardes dans ça? MARCINELLE Ne veux-tu pas que j'aie une psyché ? MADEMOISELLE EURYDICE Pourquoi pas ? J'en ai une. — Te souviens-tu ? Autrefois nous nous mirions dans les sources (Entre Le Baron de Gerpivrac. Col, lorgnon, larges et longs favoris tombants, voile vert au chapeau, stick à la main.) Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 20 Scène IV MADEMOISELLE EURYDICE, MARCINELLE, LE BARON DE GERPIVRAC (Le Baron de Gerpivrac laisse derrière lui un groom qu'on aperçoit sur le palier par la porte entrebâillée.) LE BARON DE GERPIVRAC, entrant le chapeau sur la tête. Je vais vous dire, j'ai réfléchi. Voici bien les noms de tous les jockeys actuels. (Il tire un carnet de sa poche et lit) : Pratt, Watkins, les deux Grimshaw, Salter, Goater, Jordan, Walter — ne pas confondre avec Salter —, Daley, Covey et Cannon. Eh bien, je suis sûr que Salter est à lord Hastings, et Cannon au duc de Beaufort. C'est Salter qui monte Primate et c'est Cannon qui monte Ceylon. J'aime Primate pour ses jarrets et pour son arrière-train, mais il a des œillères qui m'inspirent peu de confiance dans son caractère. Ma chère, usez-vous de l'amandine? Je n'ai décidément confiance qu'en l'amandine. La peau est une chose très délicate. L'eau benjoïde est bonne pour parfumer un bain ; le savon au suc de laitue suffit pour les mains, l'althéa convient pour les ongles, mais pour le visage il faut de l'amandine. Cela vaut mieux que tous vos cold- creams. On la délaie dans un peu d'eau tiède, et l'on a une crème blanche agréable à l'œil et à l'odorat. Mais comprenez-vous ce Chantilly ? Tout a manqué. Cette pauvre Piccadilly s'est emballée au départ et est revenue boiteuse. Quand je pense que Charlie Pratt, le grand jockey du siècle, montait Exhibition, et qu'il n'a pas gagné le prix des Étangs, c'est-il Dieu possible ! (Apercevant Marcinelle.) Ah ! le beau châle ! (Il lorgne Marcinelle.) Jolie fille ! MARCINELLE, à part. Fille ! lui aussi ! (Le Baron de Gerpivrac salue Marcinelle, puis remet son chapeau et le garde.) LE BARON DE GERPIVRAC Madame, j'ai bien l'honneur de vous présenter mes très humbles. MARCINELLE, à part. À la bonne heure. Du respect. Ceci me raccommode avec lui. MADEMOISELLE EURYDICE Baron, tu aurais dû attendre que je te présente... LE BARON DE GERPIVRAC ... tasse ; il y a lieu à l'imparfait du subjonctif. Après ça, je n'y tiens pas. (À Marcinelle.) Belle dame, les châles ne sont plus de mode, on met des camails. (À Eurydice.) Oui, j'eusse dû attendre d'être présenté si nous étions à Chantilly, à la Marche, à la Croix de Berny, sur le champ de course, sur le turf, c'est-à-dire en Angleterre. Mais ici, pas. Ah! une chose inouïe. Je viens de voir passer le duc Achille, ce petit, vous savez, avec un parapluie. Il est vrai que ce parapluie est un parangon-fox. Mais c'est égal, le barbarisme y est. Eurydice, je n'aime pas votre hat, il coiffe trop ; en promenade, il faut avoir le chapeau matelot avec le chou pareil au chou de la robe. Et puis votre écharpe ne me va pas beaucoup. L'écharpe, au dix-neuvième siècle, doit faire dans le dos une berthe en pointe très large et par devant se croiser en bretelles. Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 21 MARCINELLE, à part. Il est charmant. On a beau dire, c'est très joli aux hommes les mains blanches. LE BARON DE GERPIVRAC Ou bien mettez une suédoise. Vous me direz que c'est plutôt d'hiver que d'été, mais je répondrai que c'est l'impératrice elle-même (il lui parle bas à l'oreille) qui a mis la suédoise à la mode. MADEMOISELLE EURYDICE Gerpivrac, vous vous trompez pour le châle. Un châle de point de Bruxelles est toujours bien porté. Dis donc, baron, tu sais, j'ai des incendiés, des malheureux, je fais une quête, des orphelins, des veuves... LE BARON DE GERPIVRAC Et cætera. Voilà cinq francs. MADEMOISELLE EURYDICE, à part. Le pauvre ouvrier m'en a donné le double. LE BARON DE GERPIVRAC J'ai vu des soies de saison très légères. Il y a encore le foulard Pongée. Ma chère, on a beau dire, à ce Chantilly, il n'y a eu que trois prix vraiment disputés, le prix de la Pelouse, le prix de Courteuil, et le prix de la Morlaye. J'y songeais tout à l'heure. Ils ont manqué leur course pour poulains et pouliches, j'ajoute que tout ce handicap s'est fait au hasard. On a laissé courir les premiers venus. On ne naît pas cavalier, savez-vous. Il est plus aisé de naître prince que de naître jockey. Un vrai jockey est un chef-d'œuvre. On ne s'improvise pas écuyer. Je ne suis pas pour les sauvageons. Il y a des connaissances nécessaires. Boire est une science, fumer est un talent, courir est une prédestination. Je veux qu'une intelligence soit cultivée. Le jour où j'ai su distinguer les vins de Savoie au goût de framboise, les vins de Moselle au goût de violette et les crus de Montélimart au goût de nougat, je me suis senti un homme. Je vous recommande les soieries Pongée. Savez-vous pour le chez-soi, ce qui est supérieur ? C'est une robe de chambre de cachemire à bandes pékin séparées par une raie d'or, avec revers en taffetas iris et la casaque à pans droits. Par exemple, n'achetez vos foulards qu'à la Malle des Indes. MARCINELLE, à part. Au moins celui-ci ne parle pas politique. MADEMOISELLE EURYDICE, à part. Ce n'est pas une tête, c'est un grelot. Quel sot ! et il faut lui faire bon visage. Ces êtres nous mettent à la mode, et nous en ôtent. Notre succès dépend d'eux. Il faut leur plaire. Tristes femmes joyeuses que nous sommes ! être condamnées au sourire forcé à perpétuité ! LE BARON DE GERPIVRAC Un détail, Eurydice. Vous savez, ce gros banquier du pape, le marquis Guzzi, se marie. Il épouse un grand nom, Mademoiselle d'Humières-Lauraguais, seize ans, jolie, pas le sou. Il a vingt millions. MADEMOISELLE EURYDICE Il se marie à cette fleur, lui, ce Guzzi, ce monstre de laideur ! Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 22 LE BARON DE GERPIVRAC Pourquoi pas ? les monstres peuvent ne pas être célibataires. Il y a dans le récit de Théramène des détails qui semblent indiquer que le monstre est marié. (Apercevant le bouquet à terre.) Voilà le cas que vous faites de mon bouquet. MADEMOISELLE EURYDICE Eh bien, il est tombé quoi. MARCINELLE, à part. Tiens, tiens, tiens, c'est son bouquet à lui, c'est son bouquet à elle. Quel mic-mac y a-t-il là- dessous ? Si je lui prenais son baron ? Je ferais d'une pierre deux coups. Cela ricocherait de mon infidèle à cette perfide. Monsieur mon mari, s'il y a des hommes qui ont des maîtresses, il y a des femmes qui ont des amants. LE BARON DE GERPIVRAC Tombé, oui. Comme il vous plaira, Eurydice. Et à propos de chute, je l'ai échappé belle l'autre jour. Nous avons fait chez le nouveau prince russe, — tu sais, un Koff quelconque, le prince russe de cette année, la mode change de prince russe tous les ans, — nous avons fait chez le Koff, dans son parc loué au mois, un petit derby d'amitié. Je montais ma jument Quatre fers en l'air. Ce nom a failli me porter malheur. Je m'en suis tiré pourtant, j'ai sauté les deux palissades, une de cinq pieds, une de sept, plus le fossé et la banquette irlandaise, douze pieds de haut, ma chère. MADEMOISELLE EURYDICE Oh ! douze pieds ! LE BARON DE GERPIVRAC Vous ne comprenez pas cela, vous femmes. C'est de la haute... MADEMOISELLE EURYDICE Garonne. LE BARON DE GERPIVRAC Vous êtes taquine, Eurydice. Vous avez l'air de m'en vouloir. Mais je devine pourquoi. Tenez, voilà vos vingt louis ! MADEMOISELLE EURYDICE Quels vingt louis ? LE BARON DE GERPIVRAC Ne m'avez-vous pas l'autre jour demandé vingt louis? MADEMOISELLE EURYDICE Je ne sais pas. LE BARON DE GERPIVRAC Ni moi non plus. Les voilà tout de même. MADEMOISELLE EURYDICE Tiens, votre or sent bon. LE BARON DE GERPIVRAC Mon or passe la nuit dans de l'eau de Cologne. MADEMOISELLE EURYDICE Je prends les vingt louis, ce sera pour mes incendiés. LE BARON DE GERPIVRAC Oh non ! par exemple, non. Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 23 MADEMOISELLE EURYDICE Pourquoi ? LE BARON DE GERPIVRAC Ce serait une bonne action. MADEMOISELLE EURYDICE Eh bien? LE BARON DE GERPIVRAC Je ne fais pas de bonnes actions. Les bonnes actions empêchent de gagner au jeu. Ça, ça a été observé. MADEMOISELLE EURYDICE Vous avez peur d'une bonne action ? Où est le mal d'une bonne action ? LE BARON DE GERPIVRAC Le mal, le voilà. Cela porte malheur au trente et quarante. Sans ça, j'en ferais des bonnes actions, je ne suis pas méchant. MADEMOISELLE EURYDICE Mais vous m'avez donné cinq francs tout à l'heure. LE BARON DE GERPIVRAC Parce que j'avais l'ennui d'avoir sur moi une pièce de cent sous. Donner une pièce de cent sous, ce n'est pas faire une bonne action, c'est s'ôter une malpropreté de la poche. MADEMOISELLE EURYDICE Soit. LE BARON DE GERPIVRAC Chaque époque a ses talents. Notre talent à nous n'est pas la bienfaisance. Il y a des temps de sensiblerie. Nous sommes plus sérieux. Nous voulons savoir ce qu'une chose rapporte. Les idées gothiques sont les idées gothiques. Je ne suis pas forcé de m'apitoyer sur les enfants trouvés comme Saint Vincent de Paul et de prendre à propos de tout des poses sentimentales comme mon arrière-grand-mère qui était coiffée à l'Iris pleine et qui portait un chapeau à la Colinette galante. Nous ne valons peut-être pas mieux mais nous sommes autres. Nous avons nos aptitudes. Tenez, moi, donnez-moi du coton blanc, de l'estramadure numéros quatre et cinq et du coton rouge à marquer, et je vais vous faire une bavette au crochet. Mais j'ai mes superstitions. MADEMOISELLE EURYDICE N'en parlons plus. J'écrirai sur ma liste : dix francs d'un ouvrier, cinq francs d'un baron. LE BARON DE GERPIVRAC Vous savez donc écrire, Eurydice ? MADEMOISELLE EURYDICE Pourquoi pas ? Vous savez bien faire une bavette au crochet. LE BARON DE GERPIVRAC Ma chère, nos aïeux, les colonels d'il y a cent ans, brodaient au plumetis. MADEMOISELLE EURYDICE Mais, par-dessus le marché, ils gagnaient la bataille de Fontenoy. LE BARON DE GERPIVRAC, à part. J'en ai assez de l'Eurydice. Nous avons trop fait son éducation. Elle commence à avoir de l'esprit. C'est ennuyeux. Au fond c'est une rouge, cette fille-là. Elle a des mots de démagogue. Oh ! si j'étais le gouvernement, comme je te vous supprimerais la liberté de la presse ! Cette Eurydice, ça fait de l'opposition ! Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 24 (Regardant Marcinelle.) En voilà une toute neuve. Si je plantais là la vieille? Cette petite m'irait. (S'approchant de Marcinelle.) Ce châle a un défaut. MARCINELLE Lequel ? LE BARON DE GERPIVRAC Il cache des épaules... MARCINELLE, rose. Monsieur ! LE BARON DE GERPIVRAC Les plus belles du monde. MARCINELLE, remontant le châle. Monsieur ! (Le châle en remontant laisse voir le bas de la robe.) LE BARON DE GERPIVRAC, à part. Une robe de toile ! Sous un châle de cinquante livres sterling, une jupe de six pence! C'est une ouvrière. Eurydice lui faisait essayer le châle. C'est ignorant, c'est primitif, c'est niais. Je sens que j'en deviens amoureux. (Tout en se regardant au miroir.) Dans un ménage d'amour la femme doit avoir la beauté et l'homme l'esprit. Nous pouvons faire couple. Ce n'est pas que je sois laid pourtant. (Haut.) Eurydice, vous qui vous occupez de politique, qu'y a-t-il de nouveau? Avons- nous la paix ? Avons-nous la guerre ? MADEMOISELLE EURYDICE Le Lyon a fléchi ; le comptoir est descendu à six cent soixante-quinze; le Foncier se maintient à onze cent trente-cinq. On dit le Stock-Échange en liquidation. LE BARON DE GERPIVRAC, à Marcinelle. Mettez-moi à ce petit pied-là une fine bottine écuyère en cuir de Russie, un bas de soie blanc, ayez une jupe de crêpe indou nuance perle, avec des poches de taffetas bleu Léman, et un habit garde- française en fil de chèvre blanc, avec gilet en taffetas et ceinture en maroquin havane cloutée d'argent mat, vous êtes un bijou, vous serez une merveille. MARCINELLE, à part. La tête me tourne. Comme on parle bien dans ce monde-là ! Je ne saisis pas le sens des paroles, mais il me semble que j'entends de la musique. MADEMOISELLE EURYDICE, bas à Marcinelle. Tu sais. Le huit-ressorts est à toi. MARCINELLE, bas. Que veux-tu dire ? Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 25 MADEMOISELLE EURYDICE, bas. Ne te gêne pas. Le baron te fait l'œil. Enlève-le. MARCINELLE, Ce monsieur... MADEMOISELLE EURYDICE, bas. Eh bien ! c'est mon baron. C'est-à-dire que je suis plutôt sa baronnie que sa baronne. On demande: baron de quoi ? et l'on répond baron de Mademoiselle Eurydice. En veux-tu ? tu en veux. Prends- le. Je te le donne. (À part.) Je ne demande pas mieux que de changer avec elle. La blouse de l'autre me va. MARCINELLE, à part. Oh ! il me passe de mauvaises pensées dans l'esprit. LE BARON DE GERPIVRAC À Bade, il y a à la porte du Kursaal un tronc pour les pauvres. On joue des millions et savez-vous ce qu'on trouve à la fin de la saison dans la boîte aux indigents, dans la boîte de la bienfaisance ? Sept francs cinquante. Oh ! les joueurs savent leur affaire, allez. On ne va pas à la roulette pour gagner le prix Montyon. Eurydice si vous allez à Bade, il vous faut une casquette Hust. MARCINELLE, à part. J'ai peur. J'ai envie. C'est une chose terrible de sentir glisser sa conscience. (Elle tombe dans une profonde rêverie.) MADEMOISELLE EURYDICE, bas à Marcinelle. Il est amoureux fou de toi, je m'y connais. (À part.) Si elle quitte sa place, je la prends, j'ai un caprice de grenier. L'air où je suis m'est de plus en plus irrespirable. Elle est dans le vrai de la vie, elle. Oh! j'ai envie de son bonnet rond, de sa robe d'indienne, de ses doigts piqués par l'aiguille, de sa journée de travail, de son front candide, de sa pauvreté. Oh ! l'amour, aimer, être aimée, être libre, sans le sou, quel idéal ! On est fidèle à son ouvrier. Redevenir fidèle, c'est redevenir vertueuse. LE BARON DE GERPIVRAC À quoi pensez-vous donc, Eurydice ? MADEMOISELLE EURYDICE À vous. LE BARON DE GERPIVRAC, à part. Pauvre Eurydice ! Elle est éperdue de moi, mais je la lâche. Tant pis pour elle! MADEMOISELLE EURYDICE Hé! à propos. Ma répétition ! j'oubliais. C'est pour midi. J'allais manquer ma répétition. Quelle heure est-il ? As-tu ta montre de courses, baron ? LE BARON DE GERPIVRAC Ma montre en bois ? oui. Il n'y a que celles-là qui vont bien. Onze heures trente-cinq. MADEMOISELLE EURYDICE Dardar. Partons. Je serais à l'amende. Tu me mènes, baron. Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 26 MARCINELLE, ôtant le châle et le lui présentant. Et ton châle ? MADEMOISELLE EURYDICE C'est juste. (Appelant.) Jill ! (Le groom, qui est resté sur le palier, entr'ouvrant la porte, elle lui jette le châle.) Porte cela dans la voiture. (Le groom emporte le châle.) LE BARON DE GERPIVRAC, à Marcinelle décolletée. Oh! restez femme. Ne devenez jamais ange. Quel dommage si vous aviez des ailes ! on ne verrait plus ces épaules-là. MARCINELLE, à part. Ô mon Dieu! c'est vrai. Mon paletot! (Elle remet en hâte son paletot.) LE BARON DE GERPIVRAC Nuage sur l'astre. MADEMOISELLE EURYDICE, à Marcinelle. De quoi as-tu peur ? tu n'es donc jamais allée au bal ? (À part.) Quelle égérie ! (Haut au baron de Gerpivrac.) Vous êtes lyrique, baron. (À part.) On a beau ne pas tenir à ces imbéciles-là, on aime autant que devant vous ils ne disent pas de fadaises à d'autres. (Haut.) Au revoir, Marcinelle. MARCINELLE Tu t'en vas ? MADEMOISELLE EURYDICE Et au galop encore. MARCINELLE Mon mari va rentrer. Tu n'attends pas mon mari? MADEMOISELLE EURYDICE Tu es mariée ! MARCINELLE Tu le sais bien, puisque tu as donné ton bouquet à mon mari. MADEMOISELLE EURYDICE Es-tu bête d'être mariée ! légitimement mariée ! est-ce possible. Au reste, cela n'empêche pas. Monsieur Le Baron de Gerpivrac, saluez madame, et venez me rejoindre. Je cours devant. Il ne s'agit pas de manquer mon entrée. Dites adieu. (Elle sort.) (Marcinelle et Le Baron de Gerpivrac restent seuls.) Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 27 LE BARON DE GERPIVRAC, à Marcinelle. Pas d'adieu. Je reviendrai. MARCINELLE Monsieur... LE BARON DE GERPIVRAC Vous êtes adorable. Je vous adore. J'ai deux cent mille francs de rente. Je reviendrai. MARCINELLE Monsieur... LE BARON DE GERPIVRAC Si vous me permettez de revenir, je vais repasser tout à l'heure dans la rue, laissez votre fenêtre ouverte, cela voudra dire oui. (Il sort laissant la porte du fond entrebâillée. On voit le palier de l'escalier. Un moment après qu'il a disparu, paraît Edmond Gombert qui se penche sur la rampe avant d'entrer et paraît regarder dans l'escalier.) MARCINELLE, seule. Il m'a dit de laisser ma fenêtre ouverte. Je tremble. Je n'ai rien fait encore, mais je pense. Penser, c'est horrible. Ma fenêtre ouverte, cela voudra dire oui. En avant de moi, ce luxe qui m'entraîne. En arrière, la jalousie qui me pousse. Je me sens tirée comme par une main redoutable. Mon pauvre Edmond ! Mais je l'aime pourtant. C'est lui que j'aime. Oh ! Qui viendra à mon secours. (Edmond Gombert entre.) Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 28 EDMOND GOMBERT Scène V MARCINELLE, EDMOND GOMBERT. Qu'est-ce que c'est que ce flâneur-là ? MARCINELLE Ah ! C'est vous ! il y a des bouquets donc ! il paraît qu'il y a des bouquets. EDMOND GOMBERT Est-ce qu'il sort d'ici, ce galopin ? MARCINELLE, montrant le bouquet sous le balai dans le coin de la cheminée. Voilà ce que j'en fais de vos bouquets. Regardez où je les mets, vos bouquets. EDMOND GOMBERT Ce doit être un marquis, ce voyou. Je vous demande si c'est de votre chambre que sort ce muscadin. MARCINELLE Oui. C'est l'amant de votre maîtresse. EDMOND GOMBERT De ma maîtresse ? MARCINELLE De la Gros-Jeanne ! EDMOND GOMBERT Gros-Jeanne ! MARCINELLE De Mademoiselle Eurydice ! EDMOND GOMBERT Eurydice ? MARCINELLE De la chanteuse, de la paysanne, de la mijaurée, de la maflue, de la femme au bouquet, de cette créature ! EDMOND GOMBERT Me direz-vous ce qu'est venu faire ce petit monsieur ici, à la fin ! MARCINELLE Mais j'ai un balai, moi. EDMOND GOMBERT Je veux savoir... MARCINELLE Je balaye ma chambre. Tant pis pour les choses qui y sont et qui ne doivent pas y être. EDMOND GOMBERT Cet homme était chez vous. Vous m'expliquerez... Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 29 MARCINELLE On rentre tranquillement avec son carton, après avoir porté son ouvrage où on a passé des nuits, on ne s'attend à rien. Ah! j'en suis revenue, allez, des bêtises et de la confiance! Aimez donc un homme, donnez votre jeunesse, et voilà à quoi aboutissent toutes les choses qu'on avait dans le cœur, à trouver des bouquets chez soi. — Bien soigneusement dans de l'eau. — Ah mon Dieu, il va se faner, prenez donc garde. Le bouquet d'une toupie! Soyez donc honnête femme ! Oui je suis honnête femme, (Elle va à la fenêtre et la ferme.) et je vous demande un peu à quoi ça sert d'être pauvre, et de manger du pain sec, et de n'avoir pas de souliers aux pieds, pour qu'un homme vous joue de ces tours-là et fasse la bouche en cœur à toutes les passantes, et ne sache pas résister à un bouquet dans les pattes d'une drôlesse ! En entrant, j'ai dit : il y a quelque chose qui sent mauvais ici. Qu'est-ce qui pue donc comme cela ? (Montrant le bouquet.) C'était cette marchandise du quai aux Fleurs. Je n'expliquerai rien. Une femme vient ici pour le châle de dentelle. Elle a son monsieur avec elle. Elle le fait monter. Est-ce que cela me regarde ? Elle a l'air d'en être amoureuse folle de son monsieur, votre madame. EDMOND GOMBERT Benjamin Constant avait raison de dire aux Bourbons : Ça finira mal. Ah ! les riches ne veulent pas laisser les pauvres en paix. Est-ce que nous sommes encore dans la féodalité par hasard ? Le droit du seigneur. C'est un seigneur ce petit. Ah ! vous venez chez nous, messieurs. Eh bien, on en fera des barricades! la révolution sera terrible. Je comprends les journées de septembre. Croyez ce que vous voudrez, madame, cela m'est égal. Est-ce que je suis responsable des bouquets des personnes ? Une femme a un bouquet, il y a là le pot-à-1'eau. Est-ce que je peux empêcher le pot-à-1'eau d'être là ? Apprenez, mesdames, que ça ne dure pas longtemps sur nous autres vos effets de belles jupes, de plumes, de velours, de bijoux, de chiffons, que nous savons ce que cela nous coûte, et que, si ce n'est pas nous qui les donnons, c'est nous qui les payons, apprenez que nos ivresses mauvaises, quand nous en avons, ne sont pas longues, et que ce qu'il y a de plus éblouissant pour moi, c'est la femme belle et pauvre, c'est l'honnêteté, le courage, les privations endurées à deux, la robe indigente, les doigts durcis à l'ouvrage, les yeux rougis par le travail ! Maintenant parce que madame est en colère, il faut que je sois petit garçon, et que je mette les pouces, et que je sois ridicule, et que je raconte l'histoire d'un bouquet. Est-ce qu'il y a un bouquet ? Laissez-moi tranquille. Tenez, séparons-nous. MARCINELLE Oui, séparons-nous. Vous le dites avant moi, mais je le pensais avant vous. EDMOND GOMBERT J'entends ne pas coucher ici ce soir. MARCINELLE Partageons ce que nous avons, et allons-nous en chacun de notre côté. EDMOND GOMBERT Restez ici. Je m'en irai. MARCINELLE Alors tout de suite. EDMOND GOMBERT Tout de suite. MARCINELLE Et que ce soit irrévocable. Que ce soit pour de bon. EDMOND GOMBERT Séparation à jamais. Entendez-vous? Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 30 MARCINELLE Je l'espère bien. EDMOND GOMBERT Faisons le partage. MARCINELLE Mon avoir n'est pas lourd, et le partage ne sera pas long. EDMOND GOMBERT Chacun sa moitié. Gardez ce qui est à vous, je prendrai ce qui est à moi. Le commissionnaire du coin est là, avec ses crochets et sa charrette. Il emportera mon déménagement. MARCINELLE C'est dit. EDMOND GOMBERT Et ne vous imaginez pas que je reviendrai. Dans une demi-heure ce sera fini. MARCINELLE Dans dix minutes. EDMOND GOMBERT Cinq s'il est possible. Vite. MARCINELLE Partageons. EDMOND GOMBERT Partageons. MARCINELLE, procédant au partage du mobilier. Deux chaises. Une dépaillée. EDMOND GOMBERT Pour moi. (Il prend la chaise dépaillée.) MARCINELLE, défaisant le buffet à la vaisselle. Trois assiettes pour vous. Trois pour moi. (Il pose les assiettes sur la chaise dépaillée. Elle met les siennes dans la cheminée. Chacun dans le partage fait son lot de son côté.) MARCINELLE Votre fourchette, votre couteau. (Elle les lui remet.) Voici les miens. Il n'y a qu'un verre. EDMOND GOMBERT Gardez-le. MARCINELLE Il n'y a qu'une table et qu'un miroir. EDMOND GOMBERT Je prends la table. Prenez le miroir. (Il range la table près de la chaise. Elle décroche le miroir et le met contre la cheminée. Marcinelle ouvre la commode et vide les tiroirs. Elle fait deux, paquets.) Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 31 MARCINELLE Ce paquet est votre linge. Prenez. EDMOND GOMBERT, lui montrant l'autre paquet. Ceci est le vôtre ? MARCINELLE Oui. EDMOND GOMBERT Bien. MARCINELLE Voilà vos outils. (Il entasse les outils près de la chaise.) — Voici mon métier. (Elle place son métier près de son paquet de linge.) (Marcinelle ouvre le placard et en tire une petite robe blanche à brassières de dentelles.) MARCINELLE Pour moi. EDMOND GOMBERT Non ! pour moi. (Il saisit un des bras de la robe. Elle retient l'autre.) MARCINELLE Ne tirez pas. Vous allez la déchirer. EDMOND GOMBERT Je la prends. MARCINELLE Je la garde. EDMOND GOMBERT, lâchant la robe. Eh bien, oui. Garde-la. Je m'en vais tout seul. Elle te fera penser à moi. MARCINELLE Non alors. Prends-la, toi. Emporte-la. Je te la donne. Elle t'empêchera de m'oublier. EDMOND GOMBERT Va, garde-la. MARCINELLE Emporte-la, te dis-je. EDMOND GOMBERT Il y aurait un moyen que tu la gardes et que je l'aie. MARCINELLE Lequel ? EDMOND GOMBERT Restons ensemble, ne nous séparons pas, ne nous quittons jamais. Marcinelle ! MARCINELLE Edmond ! EDMOND GOMBERT Aimons-nous ! Veux-tu ? Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 32 MARCINELLE Tu vois bien que la petite le veut. (Ils tombent dans les bras l'un de l'autre, la petite robe serrée entre leurs deux poitrines.) FIN Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 33